En 2011, les éditions Aubier publiait la traduction française de l'ouvrage d'Emilio Gentile, spécialiste italien de l'histoire du fascisme, intitulé « L'apocalypse de la modernité. La Grande Guerre et l'homme moderne ».
Ecrit par un professeur d'Histoire Contemporaine de l'université de Rome, le livre propose une histoire culturelle de la Grande Guerre. L'ouvrage raconte et explique les opinions et interprétations d'intellectuels occidentaux qui, tout au long du 19ème siècle et du début du 20ème siècle, ont observé l'évolution de la société occidentale confrontée à la modernité.
Sa problématique s'appuie sur la symbolique du 11 novembre 1918, armistice de la Grande Guerre sur le front occidental. Emilio Gentile estime que pour de nombreux survivants, intellectuels ou non, cette date concluait le naufrage de l'homme moderne, marquait la fin de l'orgueil européen et l'amorce d'une époque de désespoir. Il rapporte que la guerre était alors perçue comme le précipice de la civilisation européenne qui pourtant avait clamé tout au long de la Belle Epoque sa domination, son universalité et sa modernité. Il s'étonne pourtant de constater que « ces réflexions sur la catastrophe européenne et sur le destin de l'homme moderne n'étaient pas nouvelles en 1918 mais qu'elles avaient presque toutes étaient anticipées durant les années précédents la guerre », à l'instar d'Oswald Spengler, un philosophe allemand, dont l'ouvrage intitulé « Le déclin de l'Occident » avait connu un certain succès de librairie. De ce constat, Emilio Gentile développe une problématique autour des angoisses sur la destinée de l'homme moderne, exprimées par de nombreux intellectuels pendant la révolution industrielle et jusqu'à 1914, une époque de progrès socio-économiques.
Rapidement, Emilio Gentile met en évidence l'ambivalence culturelle de la société moderne du 19ème siècle. Les différentes expositions universelles, dont celle de Paris en 1889 qui vit la démonstration par Gustave Eiffel des progrès technologiques, avaient très vite conforté l'idée que les peuples d'Europe et d'Amérique du Nord vivaient une ère de bien-être et de rapidité, rendus possibles par l'essor de l'électricité, des machines et des transports rapides sur le continent, à travers les océans et bientôt les airs. De tels progrès étaient accompagnés d'une foi importante en l'éclosion de la paix et de la solidarité internationales.
Pourtant, Emilio Gentile recense des attitudes contraires aux valeurs qui devaient naître de la modernité pour irradier la civilisation occidentale. En effet, celle-ci, arrogante, sûre de ses principes, se voulut très vite universaliste. Se considérant la meilleure, elle devait s'imposer aux autres civilisations jugées déclinantes. Cette opinion déboucha sur l'affirmation du racisme (en France, l'affaire Dreyfus dans les années 1890 révéla la force de l'antisémitisme) et l'impérialisme (course aux conquêtes coloniales). L'auteur signale alors le paradoxe entre la diffusion du progrès en Europe et la persistance du sentiment de haine chez les Occidentaux. Certains penseurs de l'époque regrettèrent amèrement l'impossible changement moral de l'Homme. Pire, cet Homme occidental doté d'un armement moderne se montrait barbare dans les colonies : l'armée allemande massacra les Héréros dans sa colonie d'Afrique du Sud-Ouest (Namibie actuelle), on parle d'ailleurs d'un génocide, les Britanniques combattirent avec férocité les Boers en Afrique du Sud et les armées européennes et japonaises se montrèrent cruelles avec les mutins chinois de la révolte des Boxers. Des critiques, peu à peu formulées à l'encontre de ces actes barbares, amorcèrent l'émergence d'un sentiment d'angoisse chez les intellectuels dont certains jugeaient que la volonté de conquête risquait d'anéantir les valeurs positives liées au progrès.
Parallèlement, les recherches qu'il effectue amènent Emilio Gentile à écrire qu'au cours du 19ème siècle, se ressentait progressivement un « cauchemar de la dégénérescence de l'Europe ». Les preuves ne trompaient pas certains observateurs de la société : la baisse de la natalité européenne, le « péril jaune » représenté alors par le Japon et la montée en puissance des Etats-Unis d'Amérique. A cela, dans les écrits de l'époque, s'ajoutait une sensibilité décadente « Fin de siècle ». Celle-ci était notamment discernable dans les textes du médecin Max Nordau qui dressait, en reprenant de nombreux préjugés très répandus à l'époque, le diagnostic de la dégénérescence chez l'Homme. Pour lui, le meilleur exemple n'était autre que Nietzsche. D'autres auteurs, tels que Gustave Le Bon, qui voyait dans la modernité la disparition des dogmes hérités au profit de nouveaux tels que le socialisme, estimaient que « l'Europe moderne » était alors hantée par le spectre de l'autoritarisme socialiste, valeur négative.
Emilio Gentile constate alors que des intellectuels, pour contrer cette dégénérescence, proposaient une régénération par la guerre. L'Allemagne du Second Reich, créée suite à la victoire sur la France en 1871, s'imposait alors comme le modèle de société régénérée. En effet, de nombreux observateurs estimaient que cette renaissance par l'unification avait été possible par la création d'un homme martial, militarisé et soumis à l'Etat. Ernest Renan et Dostoïevski s'en firent l'écho. Ailleurs, au Royaume-Uni, Baden Powell en créant le mouvement Scout cherchait à orienter la société dans ce sens. Enfin, l'oeuvre de Nietzche, influencée par cette idée de régénération et pourtant décriée par Nordau, eut un impact retentissant dans la jeunesse intellectuelle d'Europe au début du 20ème siècle. En effet, Emilio Gentile signale que Nietzche concevait ses textes dans l'esprit de l'apocalypse de la modernité. Dans cette optique, seule une catastrophe régénératrice devait permettre l'avènement d'un homme nouveau libéré de l'égoïsme, de l'individualisme et de la matérialité qui semblaient le caractériser depuis la révolution industrielle.
A mesure que progressait chez une partie des intellectuels l'idée d'une régénération par la guerre, Emilio Gentile note que le contexte politique, entre 1910 et 1914, faisait de cette dernière une évidence pour l'Europe. Certes, les conflits balkaniques avaient effrayé les chancelleries mais ils étaient restés limités au sud-est du continent. Par ailleurs, les diplomates européens s'évertuaient à éviter tout conflit à l'échelle européenne. La croyance en la paix était donc encore relativement forte. Pourtant, en France, la crainte d'une guerre contre l'Allemagne avait poussé le gouvernement à allonger la durée du service militaire qui passait ainsi de deux à trois ans. Quant aux romans, le thème de la guerre y était de plus en plus présent. Les esprits étaient désormais prêts au combat.
Emilio Gentile rapporte qu’après l’éclatement de la guerre, de nombreux intellectuels furent émus de constater l'enthousiasme d'une partie de la population des grandes villes. Dans les campagnes, l'acceptation résignée du devoir militaire n'empêcherait pas la guerre. Dans ces conditions, de nombreux intellectuels, attendant la régénération de la société et de l'homme moderne par l'épreuve furent heureux de constater l'affirmation du sentiment national, la sensation d'appartenance à un groupe et donc l'élimination de l'égoïsme au profit du collectif. De nombreux étudiants allemands partirent au combat en emportant les oeuvres de Nietzche implorant la régénération de l'homme moderne. De nombreux intellectuels et artistes s'engagèrent ainsi volontairement dans le combat sur le champ d'honneur tout en louant la « belle mort » pour la civilisation.
Pourtant, Emilio Gentile note que, dès le 4 août 1914, des voix s'élevèrent contre cette guerre. Romain Roland écrivait que «cette guerre était la plus grande catastrophe de l'histoire, depuis des siècles, la ruine de nos espoirs le plus sains de fraternité humaine ». Sigmund Freud, qui perdit un fils au combat, développait la même pensée en déclarant que cette guerre ne respectait plus le droit des gens. Très vite, des artistes comme Otto Dix, volontaires pour la guerre, espérant trouver l'exaltation, l'aventure régénératrice, furent horrifiés par les vrais côtés de cette guerre moderne où les corps disparaissaient derrière la machine destructrice. Les oeuvres post-guerre d'Otto Dix ne pouvaient donc que dénoncer la déshumanisation apportée par la cruauté de la Grande Guerre, pourtant souhaitée par un certain nombre d’intellectuels.
Finalement, l'auteur conclut sur le fait que la Grande Guerre, Apocalypse de la modernité, tant attendue par certains penseurs comme l'occasion de régénérer la société, engendra plutôt des oeufs rouges, bruns et noirs qui préfiguraient une nouvelle catastrophe.
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